Featured People: Abdullah Al-Kafri - version française

Tout au long de l’automne, ECF met en avant la recherche autour de la politique culturelle et de l'activisme dans la région du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord (MENA). À travers une série d’entretiens pertinents, ECF présente les chercheurs dans le domaine des politiques culturelles, et les activistes qui ont contribué à World CP –International Cultural Policy Database (une base de donnée internationale de politique culturelle).

Depuis qu'il a été mis en place en 2015 par la Fédération des Conseils des Arts et des Agences Culturelles (FICAAC) - International Federation of Arts Councils and Culture Agencies (IFACCA), World CP est devenu une base de données et un outil de mesure incroyablement utile, central et continuellement mis à jour, comprenant les profils spécifiques des politiques culturelles de chaque pays provenant du monde entier.

Ettijahat, ensemble avec Culture Resource (Al Mawred Al Thaqafy) travaille sur les contributions à la base de donnée World CP du monde arabe, avec le financement de ECF. Ensemble, ils développent une base de données des politiques culturelles dans la région arabe. En collaboration avec des groupes de défense d’intérêts dans dix pays arabes, ils coordonnent et soutiennent le développement de politiques culturelles transparentes et démocratiques dans leurs pays. En mettant ensuite la base de donnée à la disposition d’un public international, ils étendent le réseau d’un niveau régional à un niveau mondial.


Nous voulons permettre aux Syriens d’utiliser indépendamment leur énergie créatrice innée.

Pour ce premier entretien de notre série, nous donnons la parole à Abdullah Al-Kafri (Syrie), directeur exécutif de Ettijahat – Independent Culture qui nous parle du travail de son organisation et des défis auxquels celle-ci est confrontée dans ces temps troublés dans la région.

Dramaturge et activiste culturel, Abdullah Al-Kafri travaille en tant que formateur dans divers domaines culturels avec des organisations, y compris Culture Resource (Al Mawred Al Thaqafy) et la  Friedrich Ebert Stiftung. Il est membre fondateur de l'organisation syrienne Ettijahat – Independent Culture (opérant à présent depuis Beyrouth, Liban) dont il est devenu directeur exécutif en 2014.

Depuis 2015, il a été un membre du comité artistique du Lab théâtral de l’institut Sundace MENA (Sundance Institute’s MENA Theatre Lab), et il participe régulièrement à des conférences et des forums sur la culture et l'art. Il a également travaillé avec des organisations artistiques telles que Lift and the Royal Court au Royaume-Uni et the Lark aux États-Unis.


Abdullah Al-Kafri, Directeur exécutif de Ettijahat – Independent Culture (Syrie / Liban)

Abdullah, pouvez-vous nous en dire plus sur le travail de Ettijahat ?

L’idée de créer Ettijahat a pris naissance en 2010, lorsque nous avons constaté une déconnexion entre le secteur culturel syrien et la société en général. Le travail culturel, en particulier le travail culturel « indépendant », était isolé de sa communauté - un isolement qui a limité le rôle du travail créatif, et réduit la capacité des professionnels dans le domaine d'interagir avec leur public. En outre, la Syrie n'a pas été un environnement propice à la production, avec un contrôle créatif et une autorité culturelle résidant majoritairement avec le gouvernement, et quelques cadres en place pour remédier à ce manque de culture indépendante. Ainsi à la fin de 2011, nous avons fondé Ettijahat dans le but de fournir des cadres innovants à long terme qui répondent aux besoins culturels syriens. Nous voulons permettre aux Syriens d'utiliser indépendamment leur énergie créatrice innée.

Aujourd'hui, Ettijahat mène ses travaux sur base de trois objectifs principaux : soutenir les artistes établis et émergents dans la production de leur travail ; améliorer l'environnement général pour le travail culturel et artistique syriens ; et intégrer le travail culturel à des initiatives de changement social.

Nous cherchons à faire ceci en fournissant des cadres durables pour le travail artistique et culturel, grâce à des programmes de formation, des bourses et de la recherche, ainsi que des activités en faveur de politiques culturelles. Je suis fier de travailler avec une équipe jeune et diversifiée : sept merveilleux collègues venant de Syrie, du Liban et de la Palestine, éparpillés dans quatre pays différents.

Bien sûr, les événements en Syrie depuis 2011 et la propagation d'une nouvelle diaspora syrienne dans la région et au-delà, ont été des facteurs importants dans l'évolution de notre travail. Pendant ce temps, le paysage culturel a connu de profonds changements qui ont eu un impact sérieux sur les artistes syriens. Ceci nous oblige à développer de nouvelles stratégies pour aider les artistes à travailler. Ainsi, nous avons élargi les critères de nos bourses afin d’inclure les artistes syriens qui ont récemment cherché refuge en Europe, et nous avons diversifié nos services afin de renforcer la collaboration entre les artistes syriens et leurs homologues dans les communautés d'accueil.

Pendant un programme de formation. Photo via Ettijahat.

Pendant un programme de formation. Photo via Ettijahat.

Quels sont les défis auxquels vous êtes confrontés en travaillant dans le domaine de la politique culturelle dans la région MENA ?

Le plus grand défi est sans doute le manque d'importance attribué à la culture et aux arts par les gouvernements arabes et les organisations internationales qui travaillent dans la région. Une grande partie de nos activités autour des politiques culturelles est axée sur ce problème. Les gouvernements, en particulier, considèrent souvent la culture indépendante comme une menace à l'autorité de l'État, et justifient la répression culturelle sur cette base.

Le travail dans les pays arabes devrait être construit sur une prise de conscience que les changements affectant la région ne sont pas seulement politiques - il y a, en fait, également un changement culturel. Le domaine de la politique culturelle dans la région MENA a connu des changements majeurs, et ne concerne plus uniquement les gouvernements. Bien que plusieurs pays arabes ont déclaré des politiques culturelles concrètes, et des organisations de la société civile ont lancé des campagnes pour écrire des politiques culturelles en Algérie, en Egypte et au Yémen, l'histoire de la région nous montre bien que la culture ne sera pas une priorité pour les décideurs. Il est donc de la responsabilité des organisations culturelles, des activistes et des chercheurs indépendants d’intégrer la culture dans le débat politique et de faire pression afin de saisir l’opportunité de créer des changements profonds dans le caractère et l'identité de la région, pour faire de la culture un élément important du changement social.

En même temps, lorsque la culture est soutenue par des organisations internationales, la tendance est parfois de proposer des cadres extrêmement étroits qui imposent des limites sévères à la créativité et à l'indépendance - par exemple, en dictant un avantage social spécifique qu'un projet doit engendrer. En dehors de cela, il y a beaucoup de difficultés auxquelles les artistes syriens et leurs concitoyens sont confrontés quotidiennement, comme les restrictions à la liberté de mouvement, les inquiétudes sur leur sécurité individuelle et la discrimination.

De quelle manière Ettijahat travaille avec les acteurs culturels ?

Depuis sa création, Ettijahat a fourni 40 formations à des chercheurs spécialisés dans différentes disciplines culturelles ; nous avons soutenu plus de 50 documents de recherche sur toutes les questions concernant le travail culturel ; nous avons soutenu 25 projets créatifs, dont beaucoup ont remporté des prix ; et nous avons soutenu 11 initiatives potentielles à long terme au Liban, dont les bénéficiaires comprenaient huit organisations et quatre artistes, et dont les subventions variaient en valeur entre US $ 7.000 et US $ 14.000.

Récemment, Ettijahat a commencé à se focaliser sur le renforcement des relations entre l'artiste et le public. Notre programme intitulé Priorités du travail culturel syrien vise à fournir une voix cohérente et unifiée au secteur culturel syrien indépendant afin qu’il puisse exprimer ses demandes et ses souhaits à des fins et des orientations futures. Parce qu’en temps de changements majeurs, les organisations culturelles qui travaillent sans une stratégie culturelle claire risquent de pousser les structures sociales vers un changement culturel arbitraire, ou même vers un changement qui est régi par les intérêts de divers parties extérieures. Si les acteurs culturels sont incapables de répondre aux besoins changeants de leurs communautés, cela peut conduire à une crise des valeurs et exacerber les divisions entre le secteur culturel et le public.

Tables rondes pendant Create Syria Showcase via Ettijahat.

Tables rondes pendant Create Syria Showcase via Ettijahat.

Quelles sont les connexions les plus importantes que vous avez construit avec les pays européens ? Quel est leur impact dans la région ? 

Nous avons des partenaires stratégiques qui respectent la région, et qui ont une compréhension évidente des besoins et des défis drastiques auxquels font face les arts et la culture syriennes. À travers notre travail avec eux, l'impact se manifeste dans les compétences améliorées de nos bénéficiaires dans leurs domaines respectifs, ainsi que dans la résilience et la confiance en soi qui vient de la production culturelle et artistique. Tout cela contribue à former une perspective meilleure sur leur propre avenir et l'avenir de la Syrie. Nous voyons également des changements sociaux - l'un des plus importants vient du fait de faciliter l'interaction entre les communautés syriennes, libanaises et palestiniennes. Sur ce point, il est important de reconnaître que nous ne devrions pas mesurer l'impact d'un programme simplement par la qualité du produit final. Au lieu de cela, il serait plus utile de se concentrer sur l'environnement dans lequel ce produit a été créé - en particulier sur les mécanismes préexistants de la production culturelle - et d'évaluer l'impact que le processus de création, ainsi que la production elle-même, a eu sur cet environnement.

Nous sommes fiers de notre partenariat avec ECF, qui sert comme lien supplémentaire important entre la région arabe et l'Europe. Ce partenariat se réalise à travers le programme des Politiques culturelles dans la région arabe (Cultural Policies in the Arab Region), organisé par Culture Resource (Al Mawred Al Thaqafy), et mis en pratique avec plusieurs partenaires tels que Ettijahat. Après avoir été développé pendant de nombreuses années, ce partenariat a contribué à mettre en place un soutien des arts et des droits culturels, et à réduire la pression restrictive sur le travail créatif dans la région. Ceci favorise également le concept des droits culturels en tant que partie des droits civils.

Ettijahat a également des liens avec le Goethe Institut, avec un projet à travers lequel nous soutenons l'art syrien et facilitons la présence syrienne sur les plates-formes internationales d'art ; nous travaillons également en partenariat avec un programme du British Council dans lequel nous nous concentrons sur le développement des relations entre les artistes et leurs communautés d'accueil ; et avec le Fonds Mimeta (basé en Norvège), nous collaborons pour offrir des possibilités de recherche aux jeunes chercheurs.

Comment créez-vous un impact dans la région ?

L'un de nos programmes les plus récents, et celui dont je suis le plus fier, est Create Syria, un programme que nous mettons en œuvre avec le British Council et International Alert. Ce projet comporte plusieurs composantes - au centre il y a un programme de bourses et de formation pour soutenir les individus et les organisations dans la mise en place de leurs propres initiatives de formation artistique/culturelle. En soutenant les capacités de formation des autres, nous visons à atteindre un impact de grande envergure et à long terme. Le projet comprend également des composantes qui visent à permettre à des voix marginalisées de se faire entendre par la communauté internationale, et de briser les barrières et les stéréotypes entre les Syriens et leurs communautés d'accueil.

Un autre de nos programmes est Research to Strengthen Culture of Knowledge (Recherche pour renforcer la culture de la connaissance), sur lequel nous collaborons avec le Fonds Mimeta. À travers ce programme de 12 mois, nous visons à fournir aux jeunes chercheurs des possibilités de travail de recherche à temps plein. Nous leur offrons une formation ainsi qu’un suivi de qualité par des chercheurs expérimentés tout au long de leur projet. À la fin du programme, une sélection de leur travail est publiée.

Nous avons aussi le programme Laboratory of Arts (Laboratoire des Arts) avec le Goethe Institut, qui est un cadre de soutien aux bénéficiaires pour qu’ils puissent mettre en scène des productions culturelles. Une autre initiative est le programme Priorities of Syrian Cultural Work (Priorités du travail culturel syrien), qui est un programme de niveau politique pour établir une plate-forme et une voix communes pour le secteur culturel syrien indépendant, à travers lequel il peut exprimer ses souhaits collectivement et donc plus fortement.   

Ettijahat, ensemble avec Culture Resource, travaille sur les contributions de la région arabe à la base de donnée  World CP – the International Cultural Policy Database. Qu'espérez-vous réaliser à long terme avec votre travail ?

Le changement que nous souhaitons créer avec ce programme est l'élévation de l'état de la culture dans la région arabe, en suggérant des mécanismes pour changer le pouvoir établi dans le secteur culturel des pays arabes. Nous espérons ainsi réduire la douleur et la frustration parmi la population de la région. Nous reconnaissons que la région fait face à des obstacles qui semblent impossibles à surmonter, et que les changements auxquels elle est confrontée sont profonds à tous les niveaux. Face à cela, le renforcement du rôle des acteurs culturels indépendants signifie contribuer à l'autonomisation de sociétés justes, ouvertes et tolérantes, et à la construction d'une génération créative. Ces principes existent déjà dans la région, mais ils ont été continuellement supprimés et assiégés.

Quel est le but ultime pour le futur de Ettijahat ?

Avec mon équipe nous sommes fiers de servir l'art et la culture syriennes, qui ont toujours fait partie de la scène créative internationale mais qui aujourd'hui ont gravement besoin de soutien afin de pouvoir continuer à fonctionner. Nous fêterons bientôt le cinquième anniversaire de Ettijahat et nous espérons nous rapprocher de plus en plus de notre objectif ultime : devenir l'une des entités les plus efficaces dans le domaine culturel syrien, et une source prééminente d'expertise et de ressources dans tous nos domaines d’activité. Nous espérons également améliorer notre position en tant qu’importante source de consultation, en contribuant à la politique culturelle des arts et de la culture de Syrie, en particulier dans son interaction avec le reste de la région arabe et avec l'Europe.

 

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